Le 17 octobre 2018, plusieurs membres du groupe d’ATD Quart Monde Centre – La Louvière ont pris la parole pour faire un état des lieux des droits humains en Belgique. Dans cet article d’une série de trois, nous vous invitons à découvrir l’analyse des militants de La Louvière des articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.
« En cette année 2018, la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme fête ses 70 Ans… Une déclaration qui dit que tous les Hommes sont égaux, que nous avons tous les mêmes droits et qu’ils doivent être respectés si nous voulons vivre tous ensemble dans un monde de liberté, de justice et de paix.
Tous égaux ? Les mêmes droits pour Tous? Parle-t-on vraiment de Tous les Hommes ? Dans ce cas, pourquoi nous sentons-nous tellement éloignés de cette Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? Ne sommes-nous pas des êtres humains ? Parcourons ensemble plusieurs Articles de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme…
Article I : Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits
Quand on naît du mauvais côté de la barrière, il n’y a pas d’égalité. Toutes les portes se ferment devant nous dès notre naissance. Très tôt, nous sommes maintenus à la marge de tout. Il ne suffit pas de le vouloir pour en finir avec la pauvreté.
Par «pauvreté», nous ne parlons pas «d’accident de parcours» individuel, mais de toute une population, tout un milieu qui vit l’exclusion, l’humiliation et la honte qui se transmettent de génération en génération. Vivre en situation de grande pauvreté, c’est vivre un cumul de précarités au niveau de l’ensemble de nos droits.
On nous accuse souvent d’être des profiteurs, des fraudeurs, des fainéants qui préfèrent se la couler douce plutôt que de travailler. C’est de notre faute si nous vivons dans la pauvreté et c’est aussi de notre faute si les Finances de l’État se portent mal même si nous savons que l’évasion fiscale provoque infiniment plus de déficit budgétaire dans notre pays. Pour tous, nous sommes des «moins que rien», des «cas sociaux dont on n’attend rien», des «inutiles», des «incapables».
Ceux qui tiennent ces propos sont trop loin de nous pour percevoir le degré de courage, la ténacité, la résistance dont on doit faire preuve au quotidien pour rester des hommes et des femmes debout. Vivre dans la grande pauvreté, ce n’est pas vivre, c’est survivre.
Depuis 2016, le rejet du Pauvre porte désormais un nom, celui de «Pauvrophobie», choisi afin de faire reconnaître toute la maltraitance générée par la discrimination envers la précarité sociale et les conséquences de rejet, d’exclusion et d’isolement qu’elle engendre.
Article III :Tout individu a droit à la liberté et à la sûreté de sa personne
En Belgique, il est dit que nous vivons dans un pays démocratique qui nous garantit la liberté. Toutefois, il n’y a aucune liberté dans notre vie. Sans cesse contrôlés, nous devons toujours tout justifier pour obtenir un revenu insignifiant qui nous permet à peine de survivre.
Où est la sûreté de notre personne quand nos droits sont de plus en plus conditionnés ou, encore, quand on nous menace de nous supprimer le peu que nous avons si nous n’obéissons pas comme de bons petits soldats?
Article VII :Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi
Avez-vous vu l’état de la Justice aujourd’hui?… Elle devient aussi pauvre que nous… C’est presque impossible de trouver un avocat pro-deo… Quand on en trouve un qui accepte enfin de nous représenter, on doit payer des frais de dossier et de procédure… Comme nous n’avons déjà pas assez pour vivre, nous renonçons à notre droit à la Justice. Si nous n’avons pas les moyens qui nous donnent accès à la Justice, nous sommes plus que d’autres soumis à la violence d’une société contre laquelle nous n’avons pas de recours.
Article XII : Nul ne sera l’objet d’immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d’atteintes à son honneur et à sa réputation
Ça existe vraiment le respect de la vie privée?… Partout où nous allons, nous devons toujours raconter notre vie qui est aussitôt vérifiée au microscope. Nous devons nous mettre à nu tandis que les Services et Administrations ne nous dévoilent pas notre dossier. Quand certains font tout pour préserver leur vie privée, tout est prétexte pour étaler celle des personnes en situation de pauvreté au grand jour. En Belgique, il y a deux vies privées: la vie privée de plus en plus inexistante des «appauvris», et une vie privée des plus nantis dont l’opacité est non seulement acceptée mais organisée.
Où est le respect de notre domicile quand n’importe qui peut débarquer à tout heure pour venir contrôler si nous ne fraudons pas… Pour certains, le domicile est inviolable. Chez nous, c’est devenu «entrée libre». Vous êtes un «suspect» potentiel…Tout est passé en revue: votre frigo, votre salle de bains, votre chambre à coucher, vos dépenses.
Article XVI.3 : La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État
Où est notre droit de vivre en famille quand on nous prive de nos enfants pour les placer sous prétexte qu’ils sont plus en sécurité ailleurs? Nous ne sommes pas des parents indignes. Ce sont les conditions dans lesquelles on nous laisse vivre qui sont indignes.
Pourquoi, quand notre enfant arrive à l’âge de 18 ans, sommes-nous obligés de le mettre dehors pour garder la totalité de ce revenu qui nous permet à peine de vivre?… Ces situations sont inhumaines… Ne peut-on pas vivre en famille comme tout le monde dans cette Société?
Article XXIII : Toute personne a droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
Pourquoi l’accès à l’emploi est-il conditionné de façon à nous maintenir dans la pauvreté au travers de contrats précaires, d’horaires impossibles, de bas salaires ? Pourquoi le travail librement choisi n’existe-t-il pas pour nous aussi ?. Pourquoi l’activation des chômeurs, sensée remettre les personnes au travail, aboutit souvent à la suspension ou à la suppression de leurs allocations? Cette mesure renforce la misère et l’exclusion sociale. Nous souhaitons pouvoir exercer notre autonomie et développer notre émancipation mais pas à n’importe quelles conditions comme on essaie de nous l’imposer à coups de mesures répressives. Nous réclamons que les formes d’aides à l’emploi qui existent, tant dans le Public que le Privé, cessent d’être des morcellements de présences temporaires dans un emploi, mais débouchent sur un emploi durable et de qualité.
Et ceux sans diplôme, il en fait quoi le Marché du travail?… Nous réclamons le droit à un travail décent qui respecte notre dignité, valorise notre savoir-faire, permette de subvenir aux besoins de notre famille. Nous réclamons un salaire qui nous permette de vivre et non de survivre. Nous ne voulons pas de contrats où nous sommes sous-payés tandis que nous effectuons le même nombre d’heures de travail que n’importe quel salarié.
L’emploi manque mais pas le travail. À l’exemple de l’expérience «Territoire Zéro Chômeurs de Longue Durée»[1] , nous réclamons que des emplois soient créés à partir de nos compétences et de notre savoir-faire en lien avec des besoins non satisfaits de la population.
Article XXV : Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux.
Aujourd’hui, l’alimentation est devenue une arme pour nous obliger à accepter des situations où on est de plus en plus exploités. Si nous refusons, on nous supprime le peu que nous recevons pour faire vivre notre famille. Nous avons notre Dignité. Nous refusons l’assistanat avec les colis alimentaires et les vêtements de seconde main qui nous mettent la honte.
Parlons du droit à la santé et aux soins médicaux. Par manque de moyens, l’espérance de vie des personnes vivant dans la pauvreté ne dépasse pas 50 ans alors qu’elle augmente dans les autres milieux sociaux. Se soigner ce n’est pas pour tout le monde. Nous devons négliger notre santé car nos enfants passent toujours avant nous. Pourquoi ferme-t-on les Maisons médicales si importantes pour nous quand nous voyons combien il est difficile de trouver un médecin qui exerce dans notre quartier et qui accepte le tiers payant aujourd’hui ? Sans compter le prix des médicaments de plus en plus chers pour notre budget.
Nous savons tous que le domicile est une condition nécessaire pour avoir accès aux droits humains fondamentaux. Pour le coup, on en est loin ! Nous nous voyons obligés de vivre dans la rue ou dans un logement insalubre sous prétexte qu’il n’y a pas assez de logements pour tout le monde. Dès lors, des marchands de sommeil en profitent pour nous louer un taudis à prix d’or. Ou encore, on vit les uns sur les autres dans un logement trop petit.
Où est notre droit quand le délai d’attente pour avoir un logement social est de 10 ans SAUF si nos revenus venaient à augmenter comme on prend soin de nous le préciser ? Que dire du droit au logement que l’on nous refuse parce que nous ne savons pas payer la caution locative et que celle du CPAS n’est pas encore acceptée par tous les propriétaires? Où est notre droit quand nous sommes expulsés du logement pour des raisons d’insalubrité sans être relogés alors que le propriétaire est responsable de cette situation?
Articles XXVI : Toute personne a droit à l’éducation. Les parents ont le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants
Beaucoup s’imaginent qu’on ne s’intéresse pas à la scolarité de nos enfants. Pour nous, le rôle de l’école est essentiel pour quitter le milieu de la pauvreté. Nos enfants ne sont pas moins intelligents que les autres. Mais, ils portent un poids énorme sur les épaules quand ils doivent subir la mise à l’écart, les moqueries, les préjugés et le regard méprisant à l’encontre de leurs parents… Tout cela à cause de leurs origines !
Toutes ces étiquettes, c’est de la violence et de la souffrance qui marquent nos enfants. Ils comprennent très vite que l’école les abandonne. L’injustice suprême, c’est quand on nous impose la décision de placer nos enfants en Enseignement spécialisé où ils n’auront aucune chance de préparer un meilleur avenir.
Ce ne sont pas les parents qui maintiennent les enfants dans la pauvreté mais le système basé sur le mérite et la compétition plutôt que sur la réussite de TOUS les enfants.
Article XXIV : Toute personne a droit au repos et aux loisirs
Les loisirs… Encore une chose que l’on regarde de loin!… Les gens pensent qu’on passe notre temps à dormir, à ne rien faire alors qu’on s’épuise physiquement et mentalement à force d’essayer de survivre dans des conditions très dures… La pauvreté ne fait pas de pause… C’est la pression 24h/24…
Notre budget ne laisse aucune place aux loisirs… Jamais de restaurant, pas de weekend de détente, pas de vacances pour décompresser, ni de sport SAUF la marche que nous pratiquons par obligation car la plupart d’entre nous ne possèdent pas de véhicule. Pendant toute l’année, nous voyons le même décor et nous vivons dans la même ambiance.
Article XXVII : Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent
Nos besoins culturels restent secondaires aux yeux de la Société qui pense que nous devons d’abord nous nourrir, nous vêtir et nous loger avant de nous amuser. Beaucoup ignorent que la Culture, ça permet de tenir quand tout est difficile et de reprendre de l’élan dans une vie. Comme tout le monde, nous aimons ce qui est beau.
Nous aimons partager notre créativité et notre savoir-faire avec d’autres. Nous avons besoin de Culture pour nous évader, mais aussi pour rencontrer, échanger avec d’autres milieux sociaux et apprendre les uns des autres.
Nous saluons les efforts des villes comme La Louvière qui investit de plus en plus dans la Culture pour Tous et qui propose des lieux de rassemblement, de dialogue, de partage, de découverte et de création où les personnes de tout âge, toute nationalité, tous milieux peuvent se retrouver.
Article XIX : Tout individu a droit à la liberté d’opinion et d’expression
Il paraît qu’un homme existe lorsque sa voix est entendue. Pourquoi notre parole est-elle exclue de tout débat public ? Alors que nous sommes les premiers concernés par l’expérience de la pauvreté, notre parole n’est pas prise au sérieux.
Nous sommes vus comme ceux qui reçoivent mais jamais comme ceux qui peuvent apporter aux autres. Sous prétexte de savoir mieux que nous ce qui est bon pour nous, nos besoins sont même définis à notre place ! Résultat: la seule fois où notre voix a réellement de l’importance, c’est lors des élections. Ensuite, retour à l’état « insignifiants », « inutiles », « invisibles ».
Pour sortir de cette ignorance à notre égard, une des clefs est la participation active des personnes en situation de grande pauvreté dans les instances où on est sensé travailler à la lutte contre la pauvreté. Pour ce faire, il faut commencer par reconnaître que tout savoir est partiel et que nous avons besoin de nous enrichir du savoir de l’autre. En raison de notre expérience de vie, nous avons un savoir qui nous est propre, un savoir nécessaire pour bâtir un Monde sans pauvreté, un savoir à croiser avec les autres détenteurs de savoir pour chercher et construire ensemble les conditions d’une vie digne pour chacun.
Vous l’aurez compris. C’est difficile d’exister quand nos droits ne sont pas respectés… Nous ne voulons pas de droits spéciaux pour les «pauvres». Nous réclamons les mêmes droits pour tout le monde.
Faire valoir ses droits, c’est l’affaire de tous. Si nous sommes rassemblés le 17 octobre, Journée Mondiale du Refus de la Misère, c’est pour affirmer l’importance et le combat que nous menons tous ensemble au quotidien en faveur du respect des Droits Humains. »
Le groupe local d’ATD Quart Monde Centre – La Louvière
↩ 1 Voir www.tzcld.fr pour plus d’information sur les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée