L’aide alimentaire à repenser à l’épreuve du coronavirus

Cette chronique a été publiée le 2 avril 2020 sur le site Associations21 ici et écrite par Agathe Osinski.

Il y a un an exactement, nous achevions une recherche sur le sujet de l’aide alimentaire. Nous ne nous attendions pas à une crise de l’ampleur du Covid-19. Ni à l’impact qu’un virus pouvait avoir sur le secteur associatif, y compris sur les organisations de l’aide alimentaire… A repenser, dès aujourd’hui, pour l’urgence et pour l’après!

Le groupe de chercheurs et chercheuses impliqué.e.s dans cette recherche sur l’aide alimentaire, était plus grand et hétérogène que la plupart des équipes menant des recherches scientifiques. Nous étions une petite vingtaine de personnes issues d’horizons très différents: chercheurs et chercheuses universitaires se spécialisant dans différents domaines, praticiens et praticiennes travaillant dans le secteur de l’aide ou du partage alimentaire, et des militants et militantes, ces personnes engagées auprès d’ATD Quart Monde, ayant l’expérience de la pauvreté et bénéficiant actuellement ou autrefois de l’aide alimentaire. Le processus de recherche à proprement parler a duré six mois, mais ensuite nous nous sommes embarqués, ensemble, dans un processus de co-rédaction pour partager les fruits de notre travail au-delà de notre équipe. Le rapport qui en résulte est accessible ici.

Il met en lumière un grand nombre de facteurs qui mènent, au sein de l’aide alimentaire, a des situations violentes et dégradantes, qui abîment la santé physique de ses usagers et mettent à mal leur dignité. Il dénonce de nombreuses pratiques courantes au sein de ce secteur, qui humilient les personnes et rendent l’expérience de la pauvreté d’autant plus insupportable. Plus fondamentalement, le rapport déplore l’existence d’un “circuit parallèle” pour les pauvres dans nos sociétés d’abondance où le choix et la consommation règnent, du moins pour les classes aisées.

Malgré nos nombreuses critiques et les recommandations mises en avant dans le rapport, nous reconnaissons par ailleurs qu’un grand nombre de familles et d’individus précarisé.e.s dépendent actuellement de cette aide. Suite à nos analyses des situations violentes et dégradantes qui surviennent dans le secteur, nous voulions mettre le doigt sur le fait que cette aide doit rester un filet de sécurité dans des situations d’urgence, et non une solution à long-terme pour pallier les niveaux de revenus insuffisants (RIS, chômage, autres aides etc.) octroyés péniblement et avec réticence par l’État belge.

Nous ne nous attendions pas à une crise de l’ampleur du Covid-19, ni à l’impact qu’un virus pouvait avoir sur le secteur associatif, y compris sur les organisations de l’aide alimentaire. Nous n’avions pas imaginé qu’en cas d’urgence sanitaire, ce filet s’effriterait à son tour et que les personnes en pauvreté et insécurité alimentaire se retrouveraient face à un vide. En effet, très rapidement, de nombreuses organisations d’aide alimentaire ont fermé leurs portes. La Fédération des Services Sociaux (FdSS) a fait appel au gouvernement, le 24 mars (vidéo de Céline Nieuwenhuys) pour que celui-ci débloque un budget autorisant les CPAS à distribuer des chèques-alimentaires, permettant ainsi aux personnes de s’approvisionner dans leur magasin de quartier.

Des acteurs insoupçonnés ont également réagi au pied levé: les Gastrosophes ont, dès le 17 mars, organisé des récupérations d’invendus et des maraudes pour distribuer des repas aux sans-abris autour de la gare du Midi, de la gare Centrale et du Botanique, ainsi qu’à d’autres associations en manque de nourriture. Chaque jour, une dizaine de bénévoles se réunissent pour cuisiner et distribuer des centaines de repas à vélo, munis de cagoules et de gants. A Liège, des chefs cuisiniers préparent 200 repas pour des sans-abris quotidiennement depuis le 25 mars. 

Le gouvernement, lui, a réagi avec des miettes : le 26 mars, la FdSS et le Réseau Wallon de Lutte Contre la Pauvreté publient un communiqué de presse annonçant que le Ministre de l’Intégration Sociale s’engage à allouer 286.000 € pour les banques alimentaires et les centres de stockage et distribution… soit moins d’un euro par personne qui dépend de ce système. Comme le dit François Ruffin, « pour les pauvres, c’est toujours en millions. Pour les riches, c’est en milliards. » Sauf lorsqu’il s’agit de l’aide alimentaire en Belgique, où là, l’aide se compte en milliers. En France, le gouvernement a débloqué 15 millions €, soit 7€ par personne et par jour, pour que les personnes sans domicile fixe puissent acheter des ressources de première nécessité.

L’expérience du coronavirus nous confronte à plusieurs constats. D’abord, une fois de plus, nous nous heurtons à la réalité qu’un grand nombre – près de 450 000 selon la Fédération des Services Sociaux – de personnes en Belgique dépendent des organisations de l’aide alimentaire.

Deuxièmement, la crise nous rappelle que le secteur de l’aide alimentaire est fragile, comptant parmi ses forces plus de 70% de bénévoles, dont la plupart des retraité.e.s, qui travaillent avec des « bouts de ficelles ». Selon Philippe Defeyt (1), le secteur manque également d’efficacité et d’efficience.

Troisième constat : une fois la crise terminée, on ne peut pas continuer comme avant. Ce n’est pas le rôle du secteur associatif et de ses milliers de bénévoles, de nourrir les personnes en situation de pauvreté avec les invendus et les dons du secteur agro-alimentaire. Ce n’est pas aux Gastrosophes à Bruxelles, ni au chefs cuisiniers à Liège de distribuer des repas à leur concitoyens. Si leur solidarité les honore, la capacité de se nourrir ne devrait pas dépendre de la générosité de citoyens engagés. Bien se nourrir, c’est un droit que l’État doit assumer en assurant des revenus dignes à chacune et chacun. Covid ou non, il est aberrant que des personnes dans notre pays si riche aient faim, soient privés de droits fondamentaux, et que leurs revenus restent en dessous du seuil de pauvreté, malgré les promesses du gouvernement précédent et les demandes répétées des associations de lutte contre la pauvreté.

Comme le dit l’auteur de Sapiens, les décisions et les mesures prises par les gouvernements dans les prochaines semaines façonneront le monde – nos mondes – pour les années à venir. D’où la prudence dont nous devons faire preuve dans les actions prises sous prétexte de l’urgence face à une situation exceptionnelle.

Si l’aide aux personnes les plus vulnérables doit absolument être rétablie – il s’agit ici de la survie de ces personnes – nous devons en même temps prendre en considération les effets à long-terme des mesures prises aujourd’hui. Pour beaucoup d’entre nous, le confinement nous contraint à ralentir, à réfléchir, à faire les choses autrement. Peut-être est-ce le moment de repenser les manières dont les politiques sociales sont élaborées, et d’imaginer comment les plus pauvres pourraient être intégrés dans les processus qui dessinent, mettent en œuvre et évaluent ces politiques?

Comme les mesures de l’après-guerre qui se préparaient avant que celle-ci ne soit terminée, aujourd’hui, plus que jamais, nous devons réfléchir au monde postcovidien dans lequel nous souhaitons vivre et évoluer… et manger! Non pas grâce à la distribution de denrées ou de chèques-alimentaires, qui risquent de maintenir une mainmise sur le comportement des plus pauvres et de perpétuer le stigma qui les entoure, mais d’une manière qui leur permet de se nourrir dignement et durablement.


(1) Philippe Defeyt:  « Et si on organisait un système de « chèques nourriture » à dépenser dans les commerces », La Libre, 26-03-2020, p.8

 

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